ⴰⴱⵢⴰⵏⵏⵓ Abyannu

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Abyannu(1) : Une Fête Amazighe Qui Remonte A Quand ?

Je saisis l’occasion pour évoquer un tout petit peu Abyannu en traitant brièvement de certains aspects y afférents. De nos jours, Abyannu est une fête annuelle se déroulant vers le 10 du mois de Muharrem dans le calendrier lunaire (premier mois de l’année hégirienne). Bien que dans le stade actuel des choses, cette fête ouvre l’année lunaire, son origine quant à elle demeure inconnue.

Il est évident que les variantes phonétiques (abyannu, babyannu, tabennayut, bu-inu, etc.) proviennent d’un même nom. Celle d’abyannu symbolise dans le Mzab toute une cérémonie avec des offrandes distribuées aussi aux enfants à l’occasion de chaque avènement de ɛacura (2). Abyannu traduit quelque part le souhait de nouvelle année. Ce qui attire l’attention, c’est aussi dans le cadre de cette fête que la tradition de consommation des fèves est ancrée dans la société. L’offrande de plats de fèves aux proches, aux voisins et aux pauvres compose entre autres cette animation festive. Sans omettre le fait que les fèves constituaient l’un des plats de base des Imazighen, c’est pendant cette occasion comme bien dans d’autres heureux événements que la fève représente dans le symbolisme amazighe la fécondité, la longévité et la puissance. Y a-t-il lieu ici de parler de superposition de croyances dans un même élan rituel d’origine nord-africaine ?

La fête Abyannu qui, en n’étant pas d’origine arabe (3), existe dans le Mzab, est célébrée dans les autres régions nord-africaines. Elle doit bien remonter à des temps fort anciens (un rite d’origine agraire ?). Il est plausible que cet événement remonte à la période du judaïsme nord-africain, voire à un temps antérieur.

Sur le plan historique, la fête Abyannu, suite à l’avènement de l’Islam en Afrique du Nord, ne fut que la transportation (par l’élite théologienne, je le pense) de la fête antique du début de l’année à base agraire. D’ailleurs, un grand carnaval appelé « Bu wkeffus » (dans le Mzab, Keffus est un ancien sobriquet) connu aussi sous l’appellation « uday n teɛcurt » (c=ch) est célébré au Sud-est du Maroc. Y a-t-il lieu de songer que ce carnaval soit lié à la fête Abyannu ?

Si la forme de célébration diffère sensiblement d’une région à une autre, il est utile d’aller chercher là les relations profondes de la fête Abyannu qui se manifeste partout en Afrique du Nord sous des formes plus ou moins proches. Les diverses données ne cessent d’indiquer que l’ascendance amazighe fut en mesure d’être aux rendez-vous auxquels l’histoire - aussi bien que la préhistoire - les a convoqués : depuis le développement de la civilisation Ibéro-maurusienne et le grand cheminement proto-amazighe en passant par leurs réalisations civilisationnelles, leurs royaumes, leurs principautés…, voilà l’Islam venu pour marquer une étape cruciale dans cette existence amazighe.

Bien que la célébration de ce jour remonte très loin dans le temps, de nos jours, la fête d’Abyannu célèbre aussi l'Hégire (le départ du Prophète Mohammed (QSDDSSL) vers Medine). Par ailleurs, selon d’autres croyances et en étant aussi à la base une fête judaïque marquée par un jour de jeûne, cette fête marque aussi la date de l'exode du peuple d'Israël d'Egypte. D’autres sources font coïncider cette date avec le jour où le Prophète Noé fut sauvé du cataclysme ; c’est aussi le jour où Ibrahim est sorti du feu sain et sauf, la date où Younès (Jonas) est recueilli dans le ventre d'un grand poisson qui le recrache sur le rivage sauf et sain,...

Contrairement à d’autres régions, à Ouargla, on a bien conservé des dénominations amazighes pour les mois liturgiques, même achoura/Muḥarram se dit Babyannu (4). Selon certains écrits, la fête d’Abyannu dans le Mzab qui est célébrée à l’arrivée de chaque Achoura, est amenée de Ouargla où on l’appelle la fête de Lalla Babyannu (5) « La Dame Babyannu ». Ceci étant dit, le premier mois est celui de la célébration de « Dame Babyanno » qui correspond à la fête musulmane de ɛacura.

Ce même nom Babyannu (6) est en outre donné aux rituels de passage à la nouvelle année julienne, dans la nuit de 1er janvier « iḍ n Yennayer » qui peut, selon les groupes, prendre des formes variées : tabennayut, tabelyut, bu inni (Aurès), … Il désigne à la fois les feux de joie des rites de passage et aussi d’un personnage féminin légendaire appelé Lalla Babyannu dans des expressions rituelles que chantent les jeunes chleuhs en quêtant de maison en maison. Chez les Isaffen, les enfants donnent le nom de baynu et tabennayut à des baguettes de laurier-rose dont ils se débarrassent pour éloigner le mal. C’est cette même tradition de Lalla Babyannu qui se pratique aussi pendant le mois hégirien Achoura. Sa forme Byannu se rapporte à la fête (7) qui se déroule chez les Touaregs de l’Aïr, au Niger. Chez ces derniers amazighes, elle a lieu le 20ème jour de Muḥarram et est célébrée pendant 2 jours et 2 nuits successifs. Sa réputation, qui rappelle la nuit de l’erreur, est liée au fait de se considérer licencieux. Ce qui est frappant, c’est l’adaptation du rituel Abyannu du 1er mois solaire à celui du 1er mois lunaire liturgique, y compris les croyances et les pratiques. Comment et dans quelles conditions que cette fête fut-elle extrapolée et transportée par les anciens Imazighen ? C’est une question qui demeure à ma connaissance sans réponse.

Dans le Mzab, une légende présente que le mot Abyannu vient de cri ou de l’appel des enfants de Noé à la sortie de l’Arche, après le Déluge. Ayant faim, les enfants criaient : Abi a Nuḥ ! « Donne à Noé ». Cet événement festif y est par excellence la fête du nouvel an. C’est pour cela qu’on a aussi donné à Abyannu le sens néologique de « Bonne année » en Tumẓabt (variante amazighe du Mẓab).

A ce jour, on n’a pas décelé la juste étymologie du terme babyannu/abyannu. On a tenté de rapprocher la forme Babyannu du Latin bonum annum « bonne année ». Par ailleurs, Masqueray a tenté de rapprocher babyannu de « bonus annus » qui marque les rituels de passage à la nouvelle année julienne. Selon sa morphologie, le mot Abyannu est linguistiquement un mot amazighe. Les différentes variantes d’Abyannu et suites de lettres attestées (Babyannu, Tabyannut, Tabelyut, Tabernayut, Bu-inu,…) sont en toute évidence liées les unes aux autres.

Babyannu désigne aussi bien le rituel qu’un personnage féminin imprécis appelé Lalla Babyannu dans les expressions rituelles que chantent les amazighes icelḥiyyen au Maroc. Et comme Abyannu fait partie des pratiques sociales qui sont de traditions orales, on s’attend bien à rencontrer tant de versions.

Au Niger, le Byanu est une fête annuelle se déroulant chaque année vers le 10 du mois de Moharem dans le calendrier musulman et dure 23 jours. Chez les populations touaregs, le Byanu est considéré comme le moment le plus propice aux pardons des péchés commis au cours de l'année écoulée.

Ce qui n’est guère ‎étonnant, quand on sait, qu’en matière religieuse et dogmatique - d’interprétation du texte sacré en exception -, les avis sont souvent divergents voire contradictoires, ‎qui, comme l’indique bien l’histoire, peuvent même conduire à des luttes, souvent désastreuses pour les populations ‎concernées. Même avec l’aide de la technologie la plus avancée, on remarque chaque année que tous les pays ‎musulmans ne célèbrent pas par exemple les fêtes musulmanes telles Laid el-fitr le même jour. Les Musulmans qui observent le rituel du sacrifice, ‎d’origine proche-orientale, auront remarqué que tous les pays ‎musulmans n’arrivent pas de nos jours à s’accorder sur une même date pour sa célébration, qui ‎pourtant, est une fête importante dans le calendrier musulman. Cette divergence n’est pas la ‎caractéristique des seuls Musulmans, elle existe bien chez les Chrétiens. C’est ainsi, que si la majorité des Chrétiens de ‎l’Occident fêtent la nativité le 25 décembre, les Orthodoxes, quant à eux (y compris ‎les Grecs Orthodoxes, les Syriens Orthodoxes, les Coptes Orthodoxes, les Roumains ‎Orthodoxes et autres), célèbrent la nativité le 6 janvier.

Si dans les villes du nord telles qu’Alger, Oran et Constantine, la fête Achoura est célébrée par la préparation de plats traditionnels tels que la rechta et le roggague, il en est tout autrement dans d’autres régions. Au Mzab et selon la tradition, les préparatifs commencent par le passé tôt, soit une bonne semaine avant. Entre autres, Abyannu, fête de générosité et de solidarité, est célébré par la préparation de fèves bouillies dans une eau salée. La chakhchoukha est aussi un plat qui, chez-nous, annonce l’avènement d’une bonne nouvelle année. Jadis, le jour de Mouḥarrem, les enfants tapaient aux portes des maisons pour ramasser de la nourriture (fèves, dattes, refis, pain, semoule,…) en répétant « Abyannu, abyannu ucaneƔ ad necc ! » (Père Noé ! père Noé ! Donne-nous à manger !) et ce, pour en manger avec leurs parents. Donc cela dénote qu’il y a là un rapport avec le prophète Noé. En bref, cette ancienne fête aurait pu au fil des siècles être adaptée à l’évolution de l’ascendance.

Si la fête d’achoura coïncide aussi dans le monde musulman avec le 10ème jour de l’année hégirienne, elle est aussi la fête de l’enfance pour les sunnites et celle de deuil pour les chiites qui commémorent le martyr Houssein, fils d’Ali, époux de Fatima, fille du prophète Mohammed (QSDDSSL). En Kabylie, cette fête est célébrée à nos jours et ce, comme étant un des vestiges du Rite chiite en Afrique du Nord. Là l’histoire nous renseigne bien sur l’implantation du rite chiite parmi les Imazighen de la branche Kutama tout exceptionnellement.

La célébration d’Abyannu semble bien liée à des occasions de fête venues des fins fonds des temps et, en subissant diverses influences et différents apports, elle continue de s’adapter à l’évolution de la société détentrice. Même si l’origine de cette fête n’est pas définitivement déterminée, on peut remarquer que ce qui est unique et évident est l’empreinte nord-africaine enrichie de pratiques religieuses et symboliques. De part son caractère de répartition et de son intégration, cette fête vient de temps très lointains, son origine mystérieuse précède plausiblement les religions monothéistes. C’est une fête qui a su s’adapter et évoluer après la disparition des croyances qui l’ont créé.

Depuis longtemps, les Nord-africains réservaient le jour d’Abyannu, outre au jeûne facultatif, à des festivités carnavalesques dont l’origine remonte à des temps immémoriaux et ce, selon le processus qui obéit au schéma : croyance passagère, rite persistant. Si le caractère magico-religieux a perdu au fil des temps de son aspect primaire, la fête Abyannu ne cesse de devenir un rituel qui respecte les croyances religieuses. Dans cette vision, cette fête, arrivée à son stade actuel, doit-elle refléter le passage des sociétés nord-africaines par les quatre étapes principales : le paganisme-animisme, le judaïsme, le christianisme et l’islamisme ?

A l’égard d’Abyannu, il existe encore en Amazighie (Tamazgha) des traditions très anciennes remontant au paganisme, au judaïsme et au christianisme que l’on a adapté à l’Islam. L’Historien GAID Mouloud écrit dans son ouvrage intitulé LES BERBERES DANS L’HISTOIRE : « Quelle que soit son option, le berber garde sa véritable personnalité en dépit du mode de vie qu’il affiche, des croyances qu’il pratique, de la civilisation qu’il adopte et assimile. Ce qui fit dire à Salluste : « Le Berber assimile toutes les « civilisations mais n’est assimilé par aucune ».

Abyannu/Bonne année à tout le monde.

H. Hammou Dabouz

Notes :

1- Ce nom possède aussi une portée toponymique.

2- Achoura qui, en signifian « dix » en langue arabe, soit célébrée le 10 Moharram, premier mois de l’année de l’Hégire, est par ailleurs la fête de l’enfance (dans le Sunnisme) aussi bien que celle du partage et de la charité. Elle est célébrée le dix Moharram qui est le premier mois de l’année de l’Hégire.

3- Il est aussi important de rappeler que tant d’auteurs exagèrent trop en voyant des Arabes là où il n’y avait que des musulmans de différentes langues et différents peuples tels que les Amazighes. Il est largement démontré que l’Islam doit son expansion, son renom, sa puissance et, aussi, son universalisme aux peuples non arabes qu’il compte. Pendant des siècles et à ce jour encore, les Perses, les Amazighes… et les Turcs restent les promoteurs de l’Islam.

4- Par rapport au calendrier hégirien, la liste des noms de mois en arabe est généralement pratiquée dans les différentes régions de Tamazgha, excepté Ouargla et dans les régions sahariennes et sahéliennes où sont utilisées quasi-totalement des dénominations amazighes pour chacun de ces mois liturgiques. Voici pour Ouargla la liste telle que l’auteur J. Delheure (1988,p.124) l’a notée (avec quelques modifications de transcription):

1) Babyannu (muharram) « achoura ».

2) Ğar Babyannu d lmulud (safar entre Babyannu et le mouloud).

3) Lmulud (rrabiɛ lawwel).

4) War isem amizar (rrabiɛ ttani).

5) War isem aneggaru (ljumada lewla).

6) Asgenfu n twessarin (ljumada ttanya).

7) Tiwessarin (rajab).

8) Asgenfu n rremdan (ce3ban).

9) Rremdan (rremdan).

10) Tfaska tixiht (cuwal).

11) Ğar tfaskiwin (du lqi3da).

12) Tfaska tameqṛant (du lhijja).

5- Il y a lieu de faire remarquer que 3 versions principales sont en circulation à propos de l’origine de ce nom Abyannu. La 1ère selon laquelle Abyannu ne serait qu'une déformation de Baba Nuḥ, une fête qui fut instituée en commémoration du sauvetage du prophète Nuḥ du déluge cataclysmique. La 2ème autre version est que Babyannu ne serait que le nom d'une princesse ou reine de la contrée de Warğlan (Ouargla) qui y aurait régnée en des temps immémoriaux, et qui se serait distinguée par son sens de l’équité, de la justice, de la magnanimité et de la clairvoyance. La dernière, en puisant dans des sources latines, serait qu’Abyannu remonte à Appiah Annum qui, en étant d’origine latine, renvoie au sens de « bonne année ». Outre ces versions de provenance de la région de Ouargla/Mzab, d’autres doivent exister ailleurs sur l’ensemble de Tamazgha.

6- Il me parait que l’élément /ba/ est celui de sanctification conférant au nom un titre honorifique.

7- Cet événement continue d’être vivace à Agades. E.Laoust rapporte que le garçon né au cours du mois de muharram, chez les Touaregs de l’Aïr, porte le nom Byanu (Laoust, 1920, p.195-197), nom qui est aussi attesté dans l’Adghagh malien.

Hammou Dabouz

 

 

 

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